ÉDUCATION - L’éducation permanente

ÉDUCATION - L’éducation permanente
ÉDUCATION - L’éducation permanente

Dans les sociétés modernes, il est banal de remarquer que la crise de l’éducation tend à se perpétuer. À peine une réforme scolaire ou universitaire est-elle commencée qu’elle est déjà contestée et qu’une autre paraît à l’horizon. Les changements de l’école sont beaucoup moins rapides que ceux de la société et de la culture. Les besoins culturels de l’économie, de la collectivité ou de la personne sont de moins en moins satisfaits, malgré les mutations en cours du système scolaire et universitaire. Mais on n’a peut-être pas suffisamment prêté attention aux tentatives des individus, des groupes, de la société elle-même pour répondre à ces besoins culturels en dehors du système scolaire et universitaire. Ces réponses plus ou moins spontanées ou organisées constituent des systèmes d’éducation complémentaires, compensateurs, correctifs, exploratoires. Les systèmes d’éducation des adultes peuvent revêtir un intérêt particulier pour la critique sociale et l’innovation socio-pédagogique préparatrice de l’éducation permanente. Ils tendent à devenir le lieu d’une créativité collective, dont les réussites comme les échecs pédagogiques peuvent être d’une grande utilité pour une meilleure connaissance des nouveaux besoins culturels et des moyens de les satisfaire. Certaines expériences manquent sans doute d’imagination et de rigueur. Ce sont les plus nombreuses. D’autres, au contraire, peuvent jouer pour la transformation du système scolaire et universitaire un rôle aussi important que celui qui fut joué au début du XXe siècle par les découvertes des psychologues et les réussites des écoles maternelles. Aujourd’hui, il est nécessaire de réinventer un système de formation et d’auto-formation scolaire et postscolaire de l’enfant, de l’adolescent et de l’adulte, capable de mieux résoudre les difficiles problèmes d’apprentissage culturel que les transformations sociales permanentes d’une société en mutation posent à l’homme sur toute la planète. Dans cette analyse de nouveaux systèmes éducatifs en formation d’une société, toute synthèse serait suspecte. Elle serait prématurée. Il est donc prudent de se borner d’abord au seul point de vue sociologique. Cependant, la sociologie dominante de l’éducation ne peut pas être le seul cadre de référence. Son «questionnaire» est trop exclusivement marqué par la reproduction sociale qui limite l’école. Il est trop étranger à la lutte contre les routines et à la créativité historique intérieure et surtout extérieure à l’institution scolaire. Il est préférable d’emprunter à la sociologie du développement culturel scolaire et extrascolaire un cadre de référence plus global et plus neuf pour tenter de décrire et d’expliquer ce fait nouveau, aux frontières incertaines, où se livrent des batailles décisives (G. Pineau).

1. Une invention des sociétés modernes

Plus l’industrialisation est avancée, plus le besoin de l’éducation des adultes s’accroît. Dans la première société postindustrielle (États-Unis), un sondage national (N.O.R.C., 1963) a révélé que 61 p. 100 des adultes ont suivi, à un moment ou à un autre de leur vie, un enseignement systématique, soit environ 80 millions d’adultes: quatre fois plus que dans les années quarante. Les observations partielles qui existent sur l’évolution de l’éducation des adultes en France, en Belgique, en U.R.S.S. ou en Tchécoslovaquie montrent une même tendance. Pourquoi cette croissance?

La croissance du besoin d’éducation

C. Verner, s’interrogeant sur les États-Unis, conclut que la société américaine est une société au «développement dynamique», que ce développement dynamique requiert de la population une capacité d’adaptation (adjustment ) rationnelle à un changement social permanent, qu’un effort de formation continue est, dans ces conditions, nécessaire à l’adulte, donc que la formation continue (continuous education ) est nécessaire à la société américaine.

Une telle argumentation est irréfutable, mais insuffisante. En effet, ce changement est associé à une valorisation de l’innovation. La connaissance traditionnelle ou «expériencielle» se dévalorise. Elle se périme beaucoup plus rapidement que dans les sociétés antérieures. Le regain d’intérêt pour l’héritage traditionnel est important pour les identités sociales des groupes, des sociétés. Il ne change rien au renouvellement rapide des connaissances nécessaires.

L’innovation s’est accélérée dans le domaine scientifique et technique. En 1968, aux États-Unis, 40 p. 100 des produits avaient moins de quinze ans d’existence et, dix ans après, la proportion était de 60 p. 100. Les méthodes pour les produire changent aussi vite. L’essor plus rapide que prévu de la cybernétique et de la télématique dans la programmation des entreprises accroît encore l’incertitude de l’avenir du travail. Un changement permanent s’opère également dans tous les domaines de la connaissance, en particulier dans ceux de la connaissance éthique et esthétique. L’éthique des relations collectives, familiales ou personnelles provoque des tensions de plus en plus aiguës entre les générations, et les normes esthétiques sont bouleversées par d’incessantes découvertes artistiques. Beaucoup plus vite qu’auparavant, la vérité se change en préjugé, l’efficacité en routine, la beauté en poncif et l’éthique en dogmatisme. Cela laisse un doute croissant sur la pertinence de la culture héritée des siècles passés et transmis par l’école et l’université.

L’intégration de la connaissance à l’action

L’innovation (sur le plan de la connaissance) doit se traduire en actes; autrefois domaine réservé aux spécialistes de la science, de la technique ou de l’art, elle tend à pénétrer dans l’activité quotidienne de chaque individu, y apportant des bouleversements incessants: création et recréation continue du mode de vie personnel, familial, professionnel ou politique. Elle provoque chez tous le besoin plus ou moins conscient d’une familiarité permanente avec le mouvement de l’invention, de la création, de la recherche, sous peine d’inadaptation, d’incompréhension, d’aliénation. Désormais, la formation ne se termine plus avec la jeunesse. La maturité sociale et culturelle, toujours à remettre en cause, devient un objectif constant pour chacun (G. Lapassade). Dans une société mobile à culture ouverte, l’homme n’est plus achevé à l’adolescence; il est, sa vie durant, en voie d’achèvement: non seulement il «apprend à tout âge», mais les changements de la société et de la culture l’incitent à garder devant le monde une curiosité d’enfant.

La notion d’action elle-même se transforme. L’esprit scientifique tend, depuis les années soixante, à pénétrer non seulement la connaissance, mais aussi l’action. Certes, la responsabilité de l’homme d’action au moment de la décision demeure. Aucune technique ne peut la remplacer. Donc l’intuition continue à jouer, mais elle est précédée, éclairée par des études de plus en plus complexes qui portent sur les besoins à satisfaire, les alternatives du choix, leurs implications probables et l’utilisation de la théorie des jeux et d’autres théories de l’action pour réduire l’incertitude de ces implications à court et à long terme. L’information sur les résultats de la recherche fondamentale renseigne sur les tendances générales qui conditionnent le calcul du risque dans la décision.

Il s’ensuit que deux moments, naguère confondus ou réunis dans la pensée de l’acteur, tendent à se dissocier: le moment de l’étude et celui de la décision. L’étude est longue et difficile. Elle demande un personnel nouveau d’experts qui tend à se constituer en bureaux d’études permanents. Elle se dissocie elle-même en deux parties: l’une, orientée vers les problèmes à résoudre, concerne la délibération; elle est l’œuvre d’experts consultants, de spécialistes de recherche opérationnelle, d’économistes, de sociologues et de psychologues de l’action: l’autre, orientée vers la formation des hommes qui auront à appliquer des solutions, retrouve ces mêmes spécialistes dans des rôles d’information – cadres qui ont une fonction d’instructeurs, de formateurs et d’animateurs, et qui sont les nouveaux agents réels ou potentiels de l’éducation des adultes, orientée vers le travail.

Formation technique et formation générale

Enfin, cette éducation en vue du travail, autrefois limitée à la formation technique (métier, action spécialisée), tend à être une formation générale. En effet, la participation active à une société changeante exige avant tout une aptitude au changement nécessitant un affinement des capacités d’intelligence, de sensibilité. Pour être efficace, cette formation générale déborde le temps de l’engagement professionnel et envahit celui du loisir, qui peut devenir un moment privilégié pour une révision et un développement permanents de la culture générale. Ce processus est commun à toutes les sociétés évoluées, quel que soit leur régime. Il a tendance à s’étendre même aux sociétés pré-industrielles (en voie de développement). C’est sur toute la planète, en effet, que tendent à se répandre les valeurs, les connaissances, les techniques de la civilisation technicienne, qui semble comme G. Friedman l’a souligné, devenir universelle, quelles que soient les traditions spécifiques de chaque pays. Cette civilisation elle-même est un «test géant aux résultats incertains». Ce sont des résultats incertains qui suscitent peu à peu la constitution d’un système éducatif, beaucoup plus étendu dans le temps et l’espace que celui de l’école.

2. Définition générale de l’éducation permanente

Définir l’éducation des adultes n’est pas une opération académique. C’est tenter de délimiter un champ, valide et opératoire, à la fois pour une action et pour une recherche dont l’alliance est de plus en plus nécessaire et difficile (recherche-action). Dans notre nouvelle société, qui élabore une culture ouverte sur l’incertitude du futur, l’application de la recherche aux problèmes de l’action éducative et l’intégration des problèmes de l’action éducative à la recherche deviennent deux opérations complémentaires.

Une opération de développement culturel

Définir, c’est d’abord situer. Les besoins culturels de la nouvelle société ont suscité, surtout depuis le début des années soixante, une floraison d’initiatives désignées en France par des expressions multiples et mal définies: diffusion de la culture, action éducative de l’information de masse, propagande ou publicité éducative, promotion sociale, formation, perfectionnement, éducation populaire, culture populaire, autodidaxie, enfin éducation permanente. Peut-on ranger toutes ces activités sous le nom d’éducation des adultes? Il ne semble pas. Ce serait mêler des genres et des niveaux d’opérations fort différents, ce qui enlèverait toute rigueur à l’action éducative. Alors, quel est le terme générique qui pourrait recouvrir toutes ces activités et, parmi elles, lesquelles répondraient aux caractères distinctifs de l’éducation des adultes?

Tout d’abord, l’ensemble de ces activités évoquées est d’ordre culturel, c’est-à-dire symbolique. La culture est, en effet, une relation symbolique entre l’individu et le monde: elle concerne des intérêts, des représentations, des attitudes ou des valeurs qui renvoient aux conceptions de l’économie, de la société, de la personnalité. Le changement culturel est une modification de cette structure symbolique positive ou négative. Le développement culturel est un changement symbolique jugé positif par un sujet social d’après certains critères du développement de l’économie, de la société ou de la personnalité. L’éducation des adultes est une opération de développement culturel. Certains (Verner) ont tendance à la réduire à l’action d’un agent éducatif (external , educational agent ) sur un «éduqué» (learner ). Certes, cette action a une grande importance, mais trop souvent la relation éducateur-éduqué risque d’être prisonnière d’une sous-culture, quand elle n’est pas un mode de communication ouverte entre la culture la plus élaborée de la société et la culture vécue par la population, mais un mode de communication fermée entre la sous-culture de l’éducateur et celle de l’éduqué.

La première démarche consiste donc à mettre en relation l’éducation des adultes avec la culture et la société et à poser d’abord le problème suivant: quelles sont les relations d’interdépendance entre la culture de l’éducateur, celle de l’éduqué, celle de son milieu et celle de la société globale? Alors l’éducation des adultes apparaît d’abord comme l’établissement d’un mode de communication entre les systèmes culturels des émetteurs (inventeurs, chercheurs, créateurs) et les systèmes culturels de récepteurs (ensembles d’individus auxquels s’adresse l’éducation des adultes). Elle constitue un des systèmes intermédiaires dans l’ensemble du cycle du développement culturel d’une société qui va des producteurs de symboles culturels aux diffuseurs, des diffuseurs aux participants et des participants aux producteurs.

Caractère spécifique: une action continue

Au niveau des fins, l’éducation des adultes requiert d’être consciemment et volontairement orientée par une action continue et cohérente vers l’acquisition systématique de connaissances ou vers le développement méthodique d’attitudes nouvelles, et cela par un sujet actif . Ce caractère élimine toute opération orientée vers le seul divertissement ou la seule information du sujet, même sur un thème de très haut niveau culturel, même dans une émission ou exposition à caractère éducatif. De ce point de vue, parler d’«école parallèle» à propos des spectacles de cinéma ou de télévision, des auditions de radio et de la lecture de magazines peut avoir un effet de choc pour ceux qui se représentent l’école indépendamment du milieu de vie des jeunes, mais c’est un abus de langage. En revanche, une série ordonnée de spectacles ou d’expositions commentés en vue de faciliter soit l’acquisition d’un ensemble structuré de connaissances sur la technique, l’art ou la science, soit la modification en profondeur des attitudes devant le travail, la politique, le loisir pourrait être une opération d’éducation des adultes. Cette opération tente de construire pour le sujet le contraire de cette «culture en mosaïque», dont parle à juste titre Abragam A. Moles au sujet des messages qui sont le plus souvent émis par les moyens de communication de masse.

Au niveau des moyens, l’éducation des adultes requiert l’emploi d’un mode d’action sociale extérieure à l’individu, marqué par la continuité ou la répétition, afin de créer les meilleures conditions possibles d’un apprentissage efficace (learning ). Certes, la discontinuité et la dispersion des messages incontrôlés peut avoir un effet éducatif, mais il sera aléatoire. Où situer l’autodidaxie ?

Autoformation et éducation permanente

Au cours du XIXe siècle en France et aujourd’hui encore dans de nombreuses sociétés en voie de développement où l’enseignement secondaire reste la pratique d’une élite sociale, l’autodidaxie a joué et joue encore un rôle important. Cette autodidaxie tient à ce que les classes les plus défavorisées manquent de moyens institutionnels pour développer leur instruction au-delà de l’alphabétisation et de la formation primaire obligatoire. Aujourd’hui, l’autoformation prend la suite dans les sociétés les plus évoluées et les mieux équipées par les différents types d’institutions sociales pour la formation des adultes. C’est donc un phénomène historiquement différent, qui exprime un désir de connaissance plus autogéré, plus indépendant du pouvoir des institutions sociales, quelles qu’elles soient: écoles, universités, entreprises ou églises. On peut définir l’autoformation comme une éducation systématique que l’individu se donne à lui-même, soit seul, soit en groupe. L’autoformation collective est souvent réalisée à l’intérieur d’une association volontaire où se pratique une sorte de formation mutuelle.

Dans l’enquête américaine citée plus haut, parmi les 61 p. 100 d’adultes qui ont suivi un enseignement systématique, 47 p. 100, certes, ont suivi des conférences, cours, cercles organisés pour eux, mais 38 p. 100 s’en sont privés pour se donner une formation systématique, selon un plan conçu par eux-mêmes, sur des sujets de leur choix, sans recourir aux enseignements d’adultes.

Peut-on placer l’autoformation volontaire parmi les pratiques de l’éducation des adultes? Plusieurs auteurs répondent par l’affirmative. Telle est la position de Johnstone et Rivera, qui mettent sous l’éducation des adultes «toutes activités consciemment et systématiquement organisées dans le but d’acquérir une information, une connaissance ou une aptitude nouvelles». Information? Il faudrait peut-être distinguer information sur l’actualité et information sur la connaissance scientifique ou littéraire. Passons... Mais surtout cette définition ne correspond qu’à la moitié du problème: celui des fins de la formation. Elle laisse de côté l’action de la société elle-même pour favoriser les moyens d’apprentissage de l’adulte. Nous n’introduirons l’autoformation dans l’éducation des adultes que si elle est assistée, guidée ou dirigée de l’extérieur par une organisation conçue à cet effet par la société.

L’action de la société

L’action symbolique de la société représente une intervention culturelle de la société sur elle-même. C’est l’indice d’une société active face au changement: ainsi, la société, ses classes, ses catégories, ses groupes s’efforcent de réduire les retards, les inégalités culturelles qui risqueraient de rendre la population impuissante à maîtriser le développement de l’économie, de la société, de la personne.

Enfin, c’est le signe qu’elle tente de conférer à cette opération de développement culturel l’efficacité la plus forte pour créer les conditions les meilleures d’une auto-éducation volontaire. Ainsi, tout système d’éducation des adultes témoigne d’une exigence majeure de ce qu’on pourrait appeler une société éducative . Ce point nous paraît fondamental.

On peut donc définir sociologiquement l’éducation des adultes comme une opération de développement culturel de la société ou des groupes qui la composent, orientée consciemment vers le développement de l’économie, de la société et de la personnalité, par l’intermédiaire d’un système d’apprentissage continu ou répété qui met la culture d’un sujet social en relation avec les genres et les niveaux culturels les plus aptes à susciter ce développement. Une telle définition permet de poser les trois problèmes les plus importants soulevés par l’éducation des adultes dans les sociétés modernes:

– comment instaurer une communication réelle et réciproque entre le niveau culturel des créateurs, chercheurs ou inventeurs, et celui des publics par l’intermédiaire d’un système d’apprentissage? (c’est la condition d’une construction permanente de la démocratie culturelle entre l’ésotérisme et la médiocrité);

– comment établir un équilibre entre l’éducation des adultes et les autres modes de développement culturel, en particulier les mass media? (F. Machlup en 1963, a calculé qu’aux États-Unis les dépenses pour les divertissements publicitaires étaient égales à la somme des dépenses scolaires – adolescents et adultes –, dans l’enseignement secondaire et supérieur réunis);

– comment équilibrer, dans le développement culturel d’une société marquée par la croissance du temps et des valeurs du loisir, l’emploi de ce temps entre divertissement et autoformation volontaire, entre récréation et création permanente de soi-même?

3. La fin et les moyens

Fonctions

Dans l’hypothèse formulée plus haut, les fonctions de l’éducation générale des adultes devraient être d’abord définies par rapport à l’éducation scolaire et universitaire. Dans cette perspective, l’éducation des adultes est une opération de rattrapage: elle sert à remplacer le système scolaire et universitaire pour ceux qui n’ont pas pu le parcourir jusqu’au niveau auquel ils aspirent. C’est aussi une opération de changement: elle vise ceux qui ont suivi certaines études dans une spécialité et qui aspirent à en suivre d’autres dans une spécialité différente. C’est enfin une opération de perfectionnement ou de recyclage: elle s’adresse à ceux qui veulent compléter ou corriger l’enseignement qu’ils ont reçu et qui s’est périmé.

L’éducation des adultes doit aussi et surtout être définie directement par rapport au mouvement de la connaissance. C’est, en effet, par rapport au mouvement de rénovation permanente de la connaissance que l’éducation des adultes devrait situer de plus en plus ses fonctions à tous les niveaux de l’instruction, notamment en relation avec les besoins du travail, sous peine d’aboutir à un énorme gaspillage de temps, d’argent et d’énergie tant pour la société que pour l’individu. Quand le rattrapage ou le recyclage s’accompagne d’un effort d’imagination créatrice et de rigueur scientifique par la révision de l’orientation, du contenu et des moyens mis en œuvre, il peut alors non seulement être efficace, mais aussi offrir un modèle culturel novateur utile pour la réforme du système scolaire lui-même, dans une société mouvante où la culture est sans cesse remise en cause.

Publics

Pourtant apparaît un problème majeur: en fait, ce sont les individus qui ont déjà le plus haut niveau d’instruction qui utilisent le plus les systèmes d’éducation des adultes. En France, où les ouvriers constituent environ, un tiers de la population active, il est rare qu’il y ait plus de 5 p. 100 d’ouvriers participant aux activités d’éducation populaire qui se proposent de les aider. Aux États-Unis, alors qu’il y a 30 p. 100 d’ouvriers dans la population active (N.O.R.C., 1963), 20 p. 100 seulement participaient aux activités d’éducation des adultes au sens large, incluant les cours de cuisine, de jardinage et de bridge. Même dans les pays socialistes, cette règle se vérifie, malgré l’ampleur et la qualité de certaines réalisations ouvrières.

Cependant, s’il est un «romantisme social» (P. Bourdieu) de l’éducation populaire qui s’illusionne sur son pouvoir à remplacer l’action de l’école, toute une histoire de l’éducation populaire témoigne aussi de l’existence dans le passé d’une promotion d’individus qui n’ont pas eu la possibilité de bénéficier ni du lycée ni de l’université. Aucun système scolaire n’a résolu de façon satisfaisante, dans un pays industriel avancé, le problème des meilleurs moyens d’accès à la culture la plus élaborée pour les individus socialement et intellectuellement les plus marginaux.

Programmes

Ce sont les problèmes du travail qui dominent les activités d’éducation des adultes. À Annecy, 67 p. 100 des chefs de famille qui se documentent régulièrement pendant leur temps de loisir le font sur des questions scientifiques et techniques, 60 p. 100 sur des problèmes professionnels. Aux États-Unis environ 33 p. 100 de ceux qui suivent un cours d’éducation des adultes (étudiant seuls ou avec un groupe, soit 9 020 000 personnes, étudient des sujets en rapport direct avec le travail (Johnstone et Rivera, 1963). Il faut aussi faire état, dans le cas de ces deux enquêtes, des intérêts pratiques d’ordre familial (cuisine, soins, couture, décoration, jardin, éducation des enfants, etc.). Aux États-Unis, ces activités mobilisent 3 440 000 personnes. Quant aux études reliées aux problèmes religieux et éthiques, elles ne viennent à Annecy qu’au quatorzième rang et concernent 3 830 000 personnes aux États-Unis.

La faiblesse de l’intérêt porté aux problèmes politiques et économiques est aussi nette: treizième rang à Annecy, 1 080 000 personnes concernées aux États-Unis.

En revanche, si l’on totalise dans les cours d’éducation des adultes aux États-Unis toutes les activités essentiellement tournées vers l’individu pris comme fin, soit pour le divertissement, soit pour le développement personnel (éducation physique, lecture rapide), on trouve plus de sept millions de participants, soit sept fois plus. À Annecy, la question posée ne permet pas les comparaisons. Mais la tendance semble être la même. C’est aussi ce qu’on observe dans les sociétés socialistes économiquement les plus évoluées telles les sociétés russe ou tchécoslovaque. C’est ce qui fait dire à Richta (1969), commentant le fait que l’ouvrier moyen des villes soviétiques consacrait cent neuf heures par an aux activités «politico-sociales» en 1924 et seulement dix-sept en 1959 (Strumiline, 1961): «Si on ne développe pas à temps d’autres formes supérieures de participation au processus de civilisation, on voit apparaître, même dans les conditions du socialisme, un certain vide qui engendre une tension accablant la personnalité humaine et ramène ses motivations au niveau le plus primitif.»

Cette évolution pose une importante question: pour la première fois, les sociétés industrielles avancées sont confrontées à un problème de programmation d’études fondées sur le «volontariat» d’un nombre croissant d’adultes qui emploient une partie de leurs loisirs à un effort systématique d’apprentissage intellectuel et social. Les valeurs du plaisir sont en conflit avec les valeurs de l’effort, les valeurs du loisir avec celles des engagements fondamentaux pour la création et l’organisation de la famille et de la cité. Comment l’éducation des adultes des sociétés industrielles avancées réussirat-elle à rendre populaire la conscience des grands problèmes sociaux du monde, dans une société où l’enrichissement collectif s’accompagne d’une hausse des valeurs de jouissance de l’argent et du temps? À la question de David Riesman: «Abundance for what? » fait l’écho la question de Liveright: «Adult education for what? ».

4. De l’éducation des adultes à l’éducation permanente

Dans la nouvelle société, l’obsolescence culturelle est si rapide, malgré toutes les réformes scolaires, et l’éducation des adultes elle-même semble si fragile, si elle n’est pas traitée en relation avec l’éducation des enfants, que la notion d’éducation permanente s’est peu à peu imposée des deux côtés de l’Atlantique dans les années cinquante. Prolonger la scolarité, même réformée, serait insuffisant pour assurer le développement culturel de la population de la nouvelle société; étendre l’éducation des adultes, même en l’améliorant, serait également insuffisant si les bases du système scolaire n’étaient pas changées. Ainsi en vient-on à l’idée non plus de prolonger, mais d’étaler une éducation d’un type nouveau au cours du cycle de la vie, en cherchant pour chaque individu, chaque milieu, chaque matière la période la meilleure d’un apprentissage systématique, qu’il soit imposé, optionnel ou libre. Chaque société avancée est à la recherche de nouveaux systèmes successifs cohérents et gradués de formation, de perfectionnement ou de recyclage des enfants, des jeunes et des adultes. C’est ce qu’on appelle l’éducation permanente.

L’idée d’éducation permanente a été lancée en France dans les années 1955-1959. Elle est née de l’expérience du mouvement de la culture populaire. Elle a été formulée pour la première fois (juin 1959, Esprit , no spécial sur le loisir) par un inspecteur principal de l’éducation populaire et de la jeunesse: Pierre Arents. Précisons que l’éducation permanente dans son acception originelle est distincte de l’éducation des adultes, de l’éducation prolongée (further education ) ou de l’éducation-tout-au long de la vie (life long education ). C’est une éducation imposée ou volontaire, formelle ou informelle de toute la population, à tous les âges de la vie, en vue de favoriser le développement de la personnalité et la participation sociale dans une société en changement permanent. Elle met donc en cause à la fois l’éducation scolaire et l’éducation extra-scolaire de l’adulte et de l’enfant (P. Lengrand, U.N.E.S.C.O.).

Malgré la faveur actuelle que connaît la prolongation de la scolarité, on assiste peut-être à la fin de l’actuel système scolaire et universitaire. Cette fin est peut-être inscrite plus clairement que beaucoup d’autres espérances dans les récentes révoltes des étudiants et des lycéens à travers le monde (1964-1968).

Le besoin d’autoformation, dans une société où la connaissance novatrice est de plus en plus nécessaire au travail et à toutes les activités quotidiennes va croissant et sera de plus en plus ressenti à tous les âges de la vie.

Le rôle nouveau des experts et des technocrates oblige les citoyens à s’instruire sans cesse pour ne pas être oubliés, manipulés, aliénés. Dans ces conditions, il est possible que les premières formes d’éducation des adultes, centrées sur la liberté de choix des individus face aux nouvelles situations, soient le germe d’une rénovation de tout le système scolaire et universitaire de demain. Alors l’éducation scolaire et universitaire serait réduite peu à peu à une éducation de base, préparatoire à l’autre éducation, celle de toute la vie. Il ne s’agirait pas seulement d’apprendre à apprendre, mais de faire de l’autoformation permanente un besoin, «une seconde nature», un style de vie, et de réorganiser les structures de la société en fonction de cet objectif. Dans une société mieux orientée vers le développement de l’homme, on devine la possibilité permanente d’inclure une instruction programmée à la demande de l’intéressé. La récente irruption dans les pratiques sociales des systèmes électroniques de la communication vient stimuler les possibilités d’autoformation et de formation à domicile: télévision par câbles, magnétoscopes, vidéo-disques, mini-ordinateurs ouvrent désormais des perspectives à la fois de divertissement et d’éducation qui sont en train de transformer en profondeur les conditions d’une éducation permanente quotidienne.

Ainsi, ces 60 p. 100 d’hommes et de femmes qui ont éprouvé le besoin de refaire des études au cours de leur vie pourraient avoir à leur disposition des ressources nouvelles. Serait-ce le début d’une révolution pédagogique qui ferait du foyer le centre de l’éducation permanente, comme ce fut déjà le cas pendant deux ans dans l’expérience de la Téveq (télévision éducative du Québec, 1967-1969), où l’école traditionnelle ne servit d’auxilliaire que le samedi? Les fonctions culturelles et les structures relationnelles à la fois du groupe familial, des mass media et du système scolaire en seraient profondément changées.

Dans ses premières réalisations, l’«éducation permanente» a presque partout été réduite à l’éducation des adultes, sans qu’on ait changé l’éducation scolaire (Claude Dubar). Mais l’idée a continué sa progression. Depuis les années soixante-dix, elle est de plus en plus largement diffusée. Elle est de moins en moins contestée par certains milieux enseignants, qui s’interrogent sur la crise mondiale de l’éducation à tous les âges de la vie. Elle est passée des sociétés industrielles avancées de type capitaliste aux sociétés industrielles de type socialiste. Elle a pénétré les pays en voie de développement. l’Afrique, l’Asie, l’Amérique latine lui ont fait un très large écho. Les publications et les congrès de l’U.N.E.S.C.O. et du Conseil de l’Europe ont joué un rôle prépondérant dans cette diffusion.

Éducation problématique

En même temps, l’idée s’est diversifiée; les questions que soulèvent sa réalisation se sont multipliées. Des débats se sont engagés entre des conceptions différentes, voire contradictoires. On évoquera les principales d’entre elles, qui se sont affrontées au cours des années soixante-dix. Elles ont déjà abouti à quelques ouvrages de base, qui constituent ce qu’on pourrait appeler la bibliothèque internationale de l’éducation permanente.

Tout d’abord, on s’est demandé si, en étendant la fonction éducative de l’école à l’ensemble des institutions sociales, l’éducation permanente est un moyen d’accroître le pouvoir de chaque individu sur la société, en l’aidant à la mieux comprendre et la mieux maîtriser. Ou bien si elle aboutit à un effet contraire: asservissement plus grand de la personne aux intérêts économiques, aux partis pris sociaux et aux idéologies partisanes des institutions qui vont prendre en charge le contrôle permanent de la formation et du perfectionnement (Pineau)? La question est particulièrement pertinente en France en ce qui concerne l’emprise de l’entreprise sur la formation non seulement professionnelle mais générale des salariés. À la suite d’une loi de 1971, sur la formation continue (1,1 p. 100 des salaires des entreprises étaient consacrés à la formation des salariés volontaires ou non volontaires), les trois quarts des adultes en stage de formation bénéficient de cette action éducative. Mais celle-ci respecte-t-elle les aspirations personnelles et sociales de chacun ou bien renforce-t-elle surtout le pouvoir économique et social de l’institution sur ses employés (Larsson)? On peut s’interroger aussi sur l’extension du modèle scolaire de l’enfance à l’âge adulte par la formation permanente: cette extension renouvelle-t-elle l’école, le collège et l’université en répondant aux problèmes de formation des adultes (H. Desroche, P. Lengrand) ou bien crée-t-elle une dépendance accrue des adultes à l’égard des autorités pédagogiques? Va-t-elle permettre de traiter les jeunes en personnes plus responsables de leur formation à long terme ou va-t-elle infantiliser davantage les adultes? Aboutira-t-elle à développer le pouvoir des individus de tous les âges sur leur propre formation ou à augmenter la dépendance de chacun à l’égard du savoir utile aux intérêts de la classe dominante (Ivan Illich).

Dans une société en changement, l’éducation permanente sera-t-elle l’œuvre d’une coéducation des générations ou augmentera-t-elle la dépendance résignée ou conflictuelle à l’égard des générations aînées? La querelle est très vive entre ceux qui, dans l’éducation permanente, voient une chance de transformer la scolarisation en étendant son pouvoir sur l’éducation et la culture de la collectivité tout entière et ceux pour lesquels l’accès permanent à l’éducation suppose une «déscolarisation» de la société ou un développement prioritaire des structures d’associations culturelles volontaires (P. Besnard). Ce n’est pas tout. La réflexion sur l’éducation permanente a suscité une volonté politique de construire une «cité éducative» (E. Faure), mais n’est-il pas dangereux de répéter après Plutarque que «le meilleur instituteur est la société». Certes, on comprend qu’une société dominée par d’autres mobiles que l’éducation ne soit pas capable de stimuler la formation de chacun, mais comment éviter que cet instituteur n’ait la tentation d’être un nouvel «ingénieur des âmes» (de triste mémoire) camouflé en éducateur?

Déjà certains soulèvent la question de l’extension de cette cité éducative du monde développé aux pays en voie de développement: au nom de quelles valeurs? Au nom de valeurs de libération ou de contre-valeurs de domination (P. Furter et V. Paiva)? Ces pays ne doivent-ils pas être conscients plutôt des problèmes ambigus soulevés par l’«invasion de l’éducation permanente»?

Projets

Dans le même temps, pour rendre plus concrète l’idée d’éducation permanente, des efforts d’imagination sociale ont été accomplis en vue d’une représentation plus claire des genres d’organisation qui pourraient incarner le mieux l’éducation permanente. Ivan Illich a été le premier, semble-t-il, à imaginer un système complet d’éducation pour l’ensemble de la population (enfants et adultes). Cette éducation, conçue comme entièrement volontaire, correspond à un certain nombre d’heures de formation dont chaque citoyen peut bénéficier quand il le souhaite. Elle entraîne la suppression de l’éducation obligatoire, qui favorise le pouvoir bureaucratique et la formation de consommateurs, et qui tue souvent le désir d’apprendre au lieu de le stimuler. L’éducation proposée par Illich se présente sous la forme de quatre réseaux que, dans toutes les collectivités locales, devraient mettre en place les pouvoirs publics, les associations volontaires ou les entreprises privées. Le premier réseau comprend des centres de documentation au sens large, qui contiennent toutes sortes de matériels éducatifs: livres, journaux, appareils audio-visuels, instruments de musique, terminaux d’ordinateurs, pour l’information ou l’éducation programmée. Ces matériels sont présentés par des conseillers d’information et d’orientation à des gens de tous âges désireux de se former eux-mêmes en gérant individuellement ou collectivement leur processus éducatif. Ils peuvent se trouver dans tout endroit où s’exercent des activités quelconques: le lieu du travail ou la résidence. Le deuxième réseau consiste en une chaîne de travailleurs qui acceptent de prendre en charge une formation d’apprentis – formation au sens large, c’est-à-dire non seulement en vue d’une activité professionnelle, mais aussi en vue de n’importe quelle autre. Il s’agit surtout de transmettre un savoir-faire. La loi exigerait évidemment du travailleur-éducateur des garanties de compétence technique et pédagogique; et l’on pourrait prévoir une formation nouvelle de travailleurs-formateurs, ceux qui accepteraient cette charge bénéficiant alors de possibilités accrues pour pouvoir se perfectionner. Un troisième réseau serait constitué par des groupes d’étude formés autour d’un thème, d’une équipe ou d’une personnalité. Ces groupes, rassemblant, pour une durée variable, des gens de tous âges passionnés par un même sujet, pourraient naître grâce à une information par ordinateur permettant aux gens qui ne se connaissent pas de se rencontrer pour étudier ensemble. Enfin, le quatrième réseau serait constitué par un ensemble d’écoles et d’universités offrant une progression méthodique de programmes obligatoires ou facultatifs, appliqués par des maîtres et professeurs choisis et parfois élus par les élèves et étudiants eux-mêmes, enfants, adolescents ou adultes.

Il est difficile de prévoir les conditions et les conséquences de la réalisation d’un tel système d’éducation permanente volontaire. Il faut tout de même essayer. Les avantages d’un tel système pour libérer des inconvénients d’un enseignement imposé à tous, à un âge identique, sont évidents.

Mais les sciences de l’éducation conduisent à se poser des questions: étant donné que l’éducation volontaire est surtout le fait des gens qui en ont le moins besoin, on peut se demander si le système préconisé par I. Illich ne va pas favoriser les milieux les plus instruits au détriment des plus défavorisés. Et si l’entreprise éducative devient entièrement libre, les puissances économiques dominantes ne risquent-elles pas de se l’approprier en vue d’en tirer profit, de même que les organisations politiques en vue d’étendre leur influence électorale?

Plusieurs pays ont entrepris quelques réalisations officielles d’éducation permanente. En France, c’est dans cette perspective que sont nés certains collèges d’enseignement secondaire, les centres culturels intégrés (Yerres, Istres). Les activités des enfants et des adultes s’y sont rapprochées, mais sans arriver à s’interpénétrer. Les activités scolaires devaient, dans ces centres, faire un tout avec les activités culturelles imposées ou volontaires dans l’initiation des jeunes à une formation permanente. Mais le poids des premières a nui aux secondes. La dynamique des activités d’enseignement obligatoire et celle des activités culturelles volontaires se sont révélées comme étant de nature différente. L’expérience se solde donc par un demi-échec. Pour des raisons variées, elle ne s’est pas développée, malgré la coopération de deux administrations.

Pour entreprendre une réforme durable de l’enseignement dans le sens d’une éducation permanente, Bertrand Schwartz a imaginé la création de «districts» éducatifs et culturels. Un district est un établissement public conçu pour stimuler, voire organiser les activités éducatives et culturelles du milieu, au profit de l’ensemble de la population des enfants et des adultes. Il aurait trois missions: informer ou orienter, offrir des ressources multiples ou mettre en valeur des ressources existantes, gérer ou mieux répartir les équipements ou les moyens. Il disposerait de relais: mairie, école, poste, lieux publics, entreprises et magasins. Il serait aidé de comités de gestion pour chaque catégorie d’action. Ces comités feraient des propositions pour la formation professionnelle, l’animation culturelle ou l’éducation des enfants...

Le district, conçu pour 25 000 ou 50 000 habitants, serait dirigé par un conseil constitué pour moitié de représentants de l’État et des institutions éducatives et culturelles, pour moitié de représentants élus des usagers. Les districts qui seraient rattachés à un ministère de l’éducation nationale d’un type tout à fait nouveau se borneraient à rechercher, stimuler, prévoir, planifier. La gestion des ressources incomberait aux districts locaux. Ainsi la politique culturelle serait tout entière regroupée au sein d’un pouvoir qualifié par B. Schwartz de «spirituel, le mot étant pris en un sens nouveau». Ce projet destiné à susciter et à gérer une éducation permanente à tous les âges de la vie a le mérite de rompre l’isolement de l’école, de l’ouvrir aux adultes comme aux enfants, de l’associer plus étroitement à la vie culturelle et aux activités de toutes les classes sociales de la localité. Ainsi serait favorisé l’accès à l’éducation et à la culture de tous les individus à tous les âges et dans tous les milieux sociaux. Cependant, on peut se demander si un tel établissement aura le dynamisme suffisant pour affronter tout ce qui fait obstacle au développement de l’éducation permanente, même s’il est débureaucratisé.

Ne serait-il pas plus efficace de favoriser d’abord l’union des forces culturelles novatrices et démocratiques qui, dans l’école et hors de l’école, se sont signalées notamment par leurs initiatives dans le secteur des institutions publiques, des associations, des entreprises professionnelles ou syndicales? Sinon, comment éviter la récupération de l’éducation permanente par les structures et les habitudes antérieures, comme cela s’est passé à Yerres? Il importe d’abord de tenter d’observer les forces culturelles réelles ou potentielles qui sont capables de créer des mentalités ouvertes à l’éducation permanente, quels que soient les changements économiques et politiques qui pourraient la favoriser.

Un processus historique

L’éducation permanente n’est pas née seulement d’une réflexion philosophique, politique ou pédagogique, mais aussi d’un processus historique probablement irréversible qu’on observe dans les pays les plus différents, qu’ils aient un niveau économique élevé ou inférieur, que leur structure économique soit fondée sur l’initiative privée ou publique. Toutes les sociétés, même les nôtres, sont des sociétés éducatives en voie de développement... Partout, l’on voit se dérouler à peu près le même processus qu’on peut résumer en sept points majeurs.

– La société traditionnelle ou moderne est mise en question par une révolution scientifique et technique accompagnée d’une révolution esthétique et éthique qui change les valeurs et le mode de vie, malgré une tendance à rechercher dans la culture passée une identité sociale.

– Ce double changement de la situation sociale fait apparaître des retards culturels dans les mentalités, des inégalités culturelles à l’intérieur de chaque classe sociale et entre les classes et catégories sociales dominantes et dominées, des conflits de valeurs entre les générations et les sexes, entre les cultures du Nord et celles du Sud, entre les cultures nationales et les cultures régionales. Les nations, les classes et toutes les catégories sociales dominantes tentent d’utiliser les valeurs nouvelles comme des idéologies qui dissimulent leur position de domination.

– Des minorités innovatrices inventent des comportements, des attitudes, des valeurs pour sortir des situations antérieures, qui régissent toujours la majorité des classes sociales.

– Un nouveau processus éducatif permanent se déroule en vue de réduire par la connaissance ces retards, ces inégalités, ces conflits, ces alternances idéologiques, en tentant d’organiser la communication, directe ou indirecte, entre ces minorités novatrices et l’ensemble de la population. Ce processus intéresse tous les âges de la vie dans toutes les classes. Il ne peut plus être réduit à l’action des anciennes générations sur les nouvelles, mais résulte aussi de l’action inverse. Les jeunes, les enfants même, sont souvent plus ouverts aux nouveaux phénomènes que leurs parents. Il s’agit d’une coéducation permanente , où l’autorité pédagogique avant d’être imposée, est discutée, et négociée.

– Ainsi disparaît le monopole éducatif de l’institution scolaire publique et privée sans que cesse pour autant la tension entre celui-ci et le nouveau processus éducatif. Mais, désormais, c’est toute institution sociale qui assume partiellement (souvent dans des conflits entre services hiérarchiques et services éducatifs) sa contribution à l’éducation permanente. La généralisation de l’institutionnalisation de ce phénomène produit en retour des tentatives d’autoformation collective et individuelle dans des groupements volontaires officiels ou officieux. C’est de cette dynamique complexe que peuvent naître des structures officielles ou officieuses de l’éducation permanente.

– Le plus souvent, les structures novatrices et démocratiques sont à contre-courant des idées et des forces dominantes. Elles ont besoin de ressources, mais elles combattent à l’intérieur ou à l’extérieur entre l’asservissement de la connaissance aux seuls intérêts des puissances économiques. Elles ont besoin d’aide publique, mais elles combattent en général contre la réduction de la connaissance à des formes idéologiques ou à des intérêts électoraux. Elles ont besoin de maîtriser et de diffuser les savoirs technocratiques et bureaucratiques, mais elles refusent l’emploi de ces savoirs par le pouvoir technocratique et bureaucratique. Ainsi, dans les conditions présentes, la société éducative en voie de développement est d’abord la revendication d’un mouvement de militants culturels orienté à la fois vers le partage et l’indépendance de l’éducation permanente.

– Pour que ce mouvement ait plus de chance de se développer, il se fait solidaire des forces de libération économique, sociale et politique. Mais il tend à revendiquer une autonomie maximale, non seulement à l’égard des pouvoirs en place mais encore à l’égard des publicités économiques et des propagandes politiques, quelles qu’elles soient. Cette revendication est manifeste ou cachée, mais universelle, se situant dans des conditions qui sont souvent conflictuelles non seulement avec les adversaires, mais encore avec les alliés de la lutte libératrice. Elle va parfois jusqu’à la revendication d’un pouvoir qui conditionne l’éducation permanente: c’est ce que nous avons proposé d’appeler le pouvoir culturel . Ce pouvoir ne prétend pas se substituer au pouvoir politique, mais seulement se protéger contre les abus éventuels du pouvoir exécutif ou législatif – aux niveaux national, régional et local. Il est d’abord local: il tend à être incarné dans un conseil local du développement culturel, qui inclut toutes les forces capables de contribuer au progrès de l’éducation permanente, d’abord sous la forme d’activités culturelles volontaires des enfants ou des adultes à tous les âges de la vie. Ce conseil comprend dans des proportions variables: les éducateurs-animateurs des activités scolaires, volontaires ou optionnelles et les autres animateurs du secteur public, du secteur non commercial et du secteur commercial; les spécialistes de la création, de la recherche, de l’invention de la critique et de l’information, militants de la démocratisation du savoir, à tous âges, dans tout milieu social; enfin, les responsables éducatifs et culturels du travail, de l’action sociale, de l’action socio-spirituelle et socio-politique (majorité et opposition). Les essais dans ce sens sont encore rares et fragiles (Annecy, Avignon, Montauban, Noyelle...). S’ils se développaient, des mentalités nouvelles favorables à l’éducation permanente pourraient se dégager et s’affirmer; elles pourraient préparer des structures nouvelles.

L’émergence d’un système d’éducation permanente scolaire et extrascolaire pour tous les âges de la vie introduit de tels bouleversements dans les structures éducatives passées et les mentalités correspondantes qu’il sera probablement très lent. Il se fera au milieu de malentendus et de conflits, pendant plusieurs générations: comment s’en étonner? Il est l’expression peut-être majeure de la révolution culturelle, d’une nouvelle société en gestation.

Encyclopédie Universelle. 2012.

Игры ⚽ Нужна курсовая?

Regardez d'autres dictionnaires:

  • Éducation permanente — Éducation populaire L éducation populaire est un courant d idées qui milite pour une diffusion de la connaissance au plus grand nombre afin de permettre à chacun de s épanouir et de trouver la place de citoyen qui lui revient. Elle se définit… …   Wikipédia en Français

  • Éducation permanente — ● Éducation permanente éducation poursuivie tout au long de la vie. (La formation permanente réservée aux salariés d entreprise n en est qu un aspect.) …   Encyclopédie Universelle

  • Prix de l'Education Permanente — Le Prix de l Education Permanente est un prix décerné chaque année par la Direction générale des Affaires culturelles (DGAC) de la province du Hainaut. Il a été créé en 2001. Jusque 1995, ce prix s appelait Prix de l Education populaire. Il n est …   Wikipédia en Français

  • ÉDUCATION — UNE PRISE DE VUE sur l’éducation ne peut se révéler que vertigineuse, tant sont aujourd’hui accusées l’ampleur, la diversité, voire l’incohérence du champ recouvert et des perspectives qu’on y trace. Et il sera vain de penser conjurer la… …   Encyclopédie Universelle

  • Education populaire — Éducation populaire L éducation populaire est un courant d idées qui milite pour une diffusion de la connaissance au plus grand nombre afin de permettre à chacun de s épanouir et de trouver la place de citoyen qui lui revient. Elle se définit… …   Wikipédia en Français

  • Education en Republique democratique du Congo — Éducation en République démocratique du Congo Le système éducatif congolais (République démocratique du Congo) est géré par trois ministères : le Ministère de l’Enseignement Primaire, Secondaire et Professionnel (MEPSP), le Ministère de… …   Wikipédia en Français

  • Éducation en république démocratique du congo — Le système éducatif congolais (République démocratique du Congo) est géré par trois ministères : le Ministère de l’Enseignement Primaire, Secondaire et Professionnel (MEPSP), le Ministère de l’Enseignement Supérieur et Universitaire (MESU)… …   Wikipédia en Français

  • Éducation populaire — L éducation populaire est un courant d idées qui milite pour le développement de chaque personne (individuel) et communautaire (développement social) dans un quartier, une ville ou un groupe d appartenance, religion, origine géographique, lieu d… …   Wikipédia en Français

  • Éducation en République démocratique du Congo — Le système éducatif congolais (République démocratique du Congo) est géré par trois ministères : le Ministère de l’Enseignement Primaire, Secondaire et Professionnel (MEPSP), le Ministère de l’Enseignement Supérieur et Universitaire (MESU)… …   Wikipédia en Français

  • Éducation à l'environnement — Étudiants observant l avifaune dans la lagune de Nador, au Maroc, pendant une activité organisée par SEO/BirdLife à l occasion de la Journée Mondiale des Zones Humides L’éducation à l’environnement est un courant pédagogique ainsi proposé en 1977 …   Wikipédia en Français

Share the article and excerpts

Direct link
Do a right-click on the link above
and select “Copy Link”